Le jeudi, Asuka (7 ans), Hina (9 ans mais bientôt 10) et Karin (11 ans) font leur entrée dans le salon de la maison.
Naoko m’a dit qu’à l’école, les cours d’anglais étaient ennuyeux. Elle me donne donc la mission de rendre cet apprentissage amusant. Pour aider, elle apporte des biscuits.
Je me retrouve face à quatre yeux nerveux (les grands) et deux yeux malicieux (Asuka).
J’ai besoin d’identifier leur niveau d’anglais d’abord, l’air de rien.
Je sors un jeu que j’ai trouvé dans la maison, où il faut réunir des cartes par paires pour reformer chaque animal. Près de l’illustration, il y a le nom en japonais et le nom en anglais. On pose tout en désordre sur la table. Je les laisse rassembler les animaux le plus vite possible et ensuite je leur pointe du doigt les cartes. Ils disent immédiatement le nom des créatures qu’ils connaissent. Pour les autres, ils se penchent vers la carte et déchiffrent ce qui est écrit en romanji (notre alphabet).
Je leur demande parmi les animaux sur la table quel est leur animal préféré : what is your favorite animal? Ils me regardent en panique. Je tente des traductions japonaises, jusqu’à ce que Karin comprenne et demande aux autres en japonais : ichiban sukina dobutsu nan desuka? Alors que c’est la millième fois que j’entends cette phrase, elle s’enregistre enfin dans mon cerveau.
Je leur demande quels sont les animaux sur la table qui leur font peur (scary, kowaï). Ils montrent l’ours, le loup. Je leur montre le serpent : et lui ? Ils rigolent et secouent la tête : pas du tout !
Je leur demande quel animal ils trouvent mignon (cute, kawaïï).
Je leur demande quels animaux sont grands et quels animaux sont petits.
Je leur demande les couleurs des animaux.
Elles retiennent vite, comprennent, répondent. La concentration de Karin et Hina est telle qu’elles apprendront vite.
Asuka, c’est une autre histoire. Plus jeune que les autres, elle se distrait vite et se met à faire des tours dans la pièce. Je lui donne une feuille et des crayons de couleur pour qu’elle puisse aussi dessiner, écrire, colorier. Rien qu’entendre de l’anglais peut infuser et aider, je me dis.
Elle écrit les prénoms de tout le monde en hiragana. J’écris le mien en katakana (des “ooooh” curieux de la part des élèves). Je leur enseigne à se présenter et à donner leur date de naissance en anglais - ce qui est plus compliqué qu’il n’y paraît, puisqu’il faut passer du calendrier aux ères d’empereur au calendrier chrétien, puis inverser le jour et le mois (ici, le mois vient d’abord).
Puis, on passe au UNO, ce qui réjouit Asuka.
Les règles sont différentes ici - ce qui ne me surprend pas du tout, puisque déjà en France chaque groupe avec qui j’ai joué avait différentes règles (quel jeu versatile, quand on y pense). Il y a la règle du “on peut poser autant de 2 qu’on veut en même temps, quelle que soit leur couleur” mais il n’y a pas la règle de “je m’en fiche que tu me mettes un +2, je pose le mien et c’est le suivant qui prend”. Et de façon fascinante, on ne crie pas hystériquement “uno !” quand on a une seule carte en main (ce qui me semblait pourtant être le concept unificateur du jeu à travers toutes ses variantes) ; à la place, on l’annonce victorieusement quand on termine et gagne.
Bref, on joue au UNO.
C’est à la fois une pause pour leur cerveau et l’occasion pour moi (et Karin, qui comprend très vite où je veux en venir) de dire quelle carte je pose à chaque fois (two, blue), de demander quelle couleur la personne veut en anglais, et ainsi de suite.
On s’en sort bien.
Avant que le cours finisse, je les fais jouer à : pense à un animal, puis on te pose des questions pour deviner ce que c’est. Les questions et réponses sont en anglais et réutilisent le langage qu’on a travaillé : couleur, taille, est-ce que ça fait peur ou est-ce que c’est mignon ; et puis on ajoute de nouvelles idées : dangereux (scary, abunaï), est-ce qu’il marche (walk, haruku) ou nage (swim, oyogu), est-ce qu’il vit dans la forêt (je dessine des arbres jusqu’à ce que Karin m’enseigne le terme mori (dont le sublime idéogramme 森 représente trois petits arbres), qu’est-ce qu’il mange (eat, taberu).
Les enfants rient et s’amusent.
Puis, c’est l’heure pour eux de repartir. Je m’allonge par terre, épuisée et ravie.
Ce soir, c’est la fête du village !
On s’apprête et puis on se rend au croisement de deux rues bondées, fermées pour l’occasion et remplies de stands de nourriture.
On croise la propriétaire de la maison et ses filles, nos amies du barbecue… et notre voisine, qui décide de nous embarquer dans un tour des stands. Elle insiste fort pour nous acheter à boire et à manger. On s’installe avec elle à une table et j’essaye de comprendre ce qu’elle dit parmi les monologues.
Elle a 81 ans (elle en fait 60).
Elle habite à Tobetsu depuis toujours et a vu la ville évoluer, grandir, de nouvelles structures apparaître - dans quel ordre, je ne sais pas, parce qu’elle parle à une vitesse folle et que mon cerveau fonctionne à base de “tiens, j’ai reconnu ce mot-clé, tentons d’interpréter ce que ça peut bien vouloir dire d’après l’expression de son visage”.
On entend de la musique ! On file vers l’attroupement pile à temps pour le spectacle de danse des écoles de Tobetsu.
En ouverture, il y a d’abord des adultes avec des masques qui dansent et piétinent en ronde. “C’est la danse traditionnelle de Tobetsu”, me dit la voisine tandis que je me retiens de grimacer : les masques sont effrayants.
Ensuite, les danses s’enchaînent, plutôt style hip-hop, avec des vêtements sportifs et des mouvements rapides.
Le fils de nos amis, Zen, est le seul garçon de sa troupe ; il jette des regards gênés autour de lui tout en suivant la chorégraphie.
Des adolescentes habillées dans un stylo emo-gothique s’en sortent bien dans un numéro à deux.
Puis un autre groupe danse, mené par une dame particulièrement douée. “C’est une danseuse professionnelle”, me dit la voisine en me donnant des coups de coude enthousiastes.
Après le spectacle, tout se désagrège. On part de notre côté. Robin essaye une saucisse du magasin de gibier de Tobetsu ; je prends des petits plats ailleurs ; on se retrouve à une autre table.
Un monsieur d’une cinquantaine d’années, en costume, vient à notre table, d’une démarche qui sent la bière. Il dit en anglais : “Mes amis m’ont encouragé à venir vous inviter à dîner.” Je renifle bien que ce qui l’intéresse est un date mais ça n’a pas de sens, si ? On échange quand même nos numéros, parce que je préfère refuser ensuite par message que lui faire perdre la face devant ses amis.
Pendant la conversation, un jeune homme nous rejoint : “C’est mon oncle”, dit-il d’un ton d’excuse, puis il nous dépose en guise de consolation une patate douce rôtie et deux brochettes d’ananas. Il parle parfaitement anglais, il a vécu à Tokyo sept ans et vient de se réinstaller à Tobetsu ; il travaille avec son oncle dans une entreprise de construction. Avant de repartir à son stand, il nous dit : “Le dîner n’est pas une obligation, vous pouvez refuser. Ce sera une grande table qui boira du saké.”
Tout le monde repart et on pouffe, tout en se demandant : est-ce que les gens ont compris qu’on était un couple ou est-ce qu’ils pensent, comme des personnes qu’on avait croisées à Osaka, qu’on est de la même famille ? Entre nos grands nez et nos cheveux frisés-ondulés-volumineux, peut-être qu’on se ressemble ?
Pour digérer les multiples repas, on part en balade nocturne dans Tobetsu. Je commence très confiante puis, à force de tourner, je nous perds, précisément au moment où Robin, qui nageait dans la confusion jusque là, me dit “je vois exactement où on est”. Duo dynamique !
En rentrant, on repasse par les rues du festival, où il ne reste plus aucun stand ; les équipes vident les dernières poubelles ; des adolescents traînent encore pour une dernière discussion ; la nuit est tombée ; à l’année prochaine, fête du village !
Sapporo !
Au-delà d’être le nom d’une bière connue dans le monde entier, Sapporo est aussi la ville principale sur l’île nordique de Hokkaido et compte deux millions d’habitants répartis en dix arrondissements.
Le train local nous emmène directement de la gare de Tobetsu jusqu’à différents quartiers de Sapporo. On descend près du centre, à l’arrêt Soen. C’est l’heure du déjeuner, donc on cherche des enseignes autour de nous.
Sur le trottoir d’en face, on aperçoit une lanterne allumée et une porte coulissante. Internet change les louanges de ce restaurant de sushi malgré un prix qu’on nous annonce élevé (au final, certes c’est cher pour le Japon, mais notre repas nous revient à 22 euros par personne, ce qui fait un menu plat et dessert du jour dans beaucoup de brasseries françaises).
Autour du comptoir, des amis japonais déjeunent. Le chef nous invite d’un signe de la main à nous installer à côté d’eux. On commande l’un des assortiments et il commence la préparation.
Devant nous, il sort le saumon, le thon, les noix de Saint-Jacques, le riz, les algues, le pinceau à soja. On dirait de la sculpture et de la peinture quand il cuisine. C’est ciselé, précis. Le restaurant est calme, le bois est beau.
A notre place, nous avons une planche sur laquelle il dépose du gingembre, puis un nigiri (boule ovale de riz avec du wasabi et une tranche de poisson cru dessus) à la fois. Il explique qu’il n’y a pas besoin de rajouter quoi que ce soit. C’est prêt à être dégusté.
Et toutes les déesses océaniques soient louées, c’est dégusté avec émerveillement.
C’est le meilleur sushi qu’on ait mangé au Japon.
On nous avait dit et répété : le poisson de Hokkaido est le meilleur. Peut-être que ceci explique cela.
Le riz est exceptionnel aussi. Il a le goût et la texture du paradis.
Quand on termine, il nous demande d’où on vient, ce qu’on fait là, et puis on parle de la neige à Sapporo - il se souvient de combien il y en avait pendant son enfance et s’étonne du peu qui tombe désormais - et de son voyage en Europe. Il a visité la France, l’Angleterre, l’Italie, la Grèce. Je lui demande quel a été son repas préféré. “Le kebab !” s’exclame-t-il, ravi. “En Grèce, ils appelaient ça gyros.” Il fait un grand sourire rêveur : “J’en mangeais un par jour.”
On s’en va ensuite flâner dans les rues du centre pour comprendre un peu mieux comment fonctionne Sapporo. On commence une liste de ce qu’on voudra visiter les prochaines fois : le jardin botanique, la bibliothèque, les musées.
Pour comprendre l’urbanisme, on décide déjà de prendre de la hauteur. Le plus haut point se tient devant nous : la tour JR, qui appartient à la ligne privée de train JR.
On monte au 38e étage, à 173 mètres de hauteur. Face aux baies vitrées, on repère les monuments et montagnes indiqués par les panneaux explicatifs.
Manifestement, Sapporo fonctionne selon un plan quadrillé. La partie joyeuse, c’est que j’adore les villes-quadrillage. La partie moins joyeuse, c’est que ce choix urbanistique provient des conseils de Horace Capron, un agronome américain recruté par le Japon pour faciliter la colonisation de Hokkaido au XIXe siècle.
On boit un café en haut de la tour, puis on redescend. Dans le centre commercial, je montre à un vendeur mes lunettes de soleil : une vis est tombée et elles sont mal en point. Je m’attends à un devis pour une réparation (ou à un “on ne répare pas ce qu’on n’a pas vendu”), au lieu de quoi il me dit : “Laissez-moi regarder, asseyez-vous là”. On attend sur un banc jusqu’à ce qu’il revienne et qu’il me tende les lunettes réparées avec un grand sourire. Rien de plus, rien de moins. Les gens sont si gentils et chouettes, parfois.
Lunettes réparées, direction le monde extérieur à nouveau. On passe devant la tour Panasonic pour longer le parc Odori, le centre de la ville : une grande avenue avec au centre des pelouses, des chemins piétons, des arrangements de fleurs, des fontaines.
La promenade nous mène à un bâtiment gouvernemental qui est désormais mi-galeries, mi-archives, où on récupère une vingtaine de prospectus sur des activités à Sapporo avant de visiter une exposition de photos de l’espace, ainsi qu’une salle qui a servi de cour de justice il fut un temps.
Pour finir notre journée d’exploration, on revient à la gare de Sapporo, où on dine dans un restaurant coréen - un délicieux bibimbap servi dans une marmite en pierre chauffée, où on mange l’oeuf cru avec le riz, les légumes, la viande et la sauce piquante pendant que ça continue de cuire, grillant juste ce qu’il faut d’ingrédients pour ajouter une texture croquante - et on va au cinéma.
Le dernier train nous ramène à travers les paysages nocturnes vers Tobetsu.
J’achète le deuxième volume du livre de grammaire japonaise Genki. La première leçon m’invite à savourer une énième variation de la conjugaison : la forme potentielle (pour dire par exemple “je sais chanter”). Elle modifie le suffixe et se décline ensuite selon les autres formes que j’ai apprises (passé, présent, affirmatif, négatif, forme en -te).
Je comprends l’idée mais je sais désormais que pour l’intégrer dans mon corps, je vais devoir créer un réflexe, un automatisme, et je me rends donc sur mon site-miracle Tanoshii pour enchaîner les “jeux” de forme potentielle.
Comment conjuguer le verbe chanter à la forme potentielle informelle au passé négatif ? On transforme le verbe utau en utaeru (sa forme potentielle de base), on retire le -ru pour garder juste la racine potentielle utae, puis on récupère le suffixe de passé négatif informel (-nakatta), ce qui donne utaenakatta.
Le pire, c’est que ça m’amuse énormément.
J’ai tellement envie de retourner au karaoké. J’y pense beaucoup trop souvent. Bonne nouvelle : j’en ai vu un près de la gare de Sapporo.
Quand on se réveille le lundi, je sais que la trêve est terminée. J’avais décrété à Sapporo des vacances d’une journée pour ne pas penser, parler, lire politique.
Le lundi, j’ouvre l’ordinateur et je découvre les résultats.
Je lis les titres et articles de chaque journal français.
J’examine chaque carte. Par circonscription, par commune, par arrondissement.
Plus je m’informe, plus je m’affaisse.
Je finis allongée par terre.
Le temps devient flou dans les jours suivants.
Le soir, j’angoisse, je rumine, le sommeil ne vient pas.
La journée, j’alterne entre les moments d’irréalité, de colère, de tristesse, de peur.
Parfois, j’arrive à écrire ou à lire.
Sinon, j’appelle des proches, je regarde la télévision, je marche.
C’est douloureux d’être loin face à ces bouleversements. C’est difficile de faire communauté à des milliers de kilomètres. Je suis censée revenir en France dans huit mois mais je ne sais plus à quoi ressemblera la France dans huit mois. Quand je vois tout ce qui s’est passé dans les derniers quatre mois, j’ai de quoi m’interroger sur la suite.
Je m’inscris sur Substack à des newsletters de gens qui ont des idéaux et des combats similaires aux miens. Je cherche des associations françaises que je puisse aider même à distance. Je soutiens les médias qui m’apportent des informations. J’envoie des messages à mes proches qui sont en France et que je préférerais savoir ailleurs.
Je refuse de céder à l’impuissance parce qu’il y a trop de gens qui ne peuvent pas se le permettre. Donc je fais ce que je peux, même si ça semble minuscule, même si ça semble lointain, même si ça ne semble pas assez. Et je m’efforce de ne pas projeter, calculer, deviner. Rester dans le présent, faire des actions qui semblent avoir du sens, faire communauté même à travers les écrans.
Pour décompresser, exister dans le corps, m’ancrer, je reviens au sport.
On découvre la piscine de Tobetsu - elle est grande, lumineuse, avec sa toiture en verre. Il est dix-sept heures et nous sommes quatre à nager. Pendant une heure, j’enchaîne les longueurs. J’essaye de me concentrer sur les mouvements, sur l’eau, sur le fait d’être ici et maintenant. Principalement de la brasse, un peu de crawl et de dos crawlé.
Je découvre les vestiaires de piscine aussi, où il n’y a pas de cabines individuelles hormis le petit rideau pour la douche. Clairement, l’idée est qu’on se change près des casiers, de façon collective et décomplexée. J’ai de la chance : il n’y a que moi.
Le mercredi, je retourne au cours d’arts martiaux. J’ai mal dormi, encore une fois, et mon corps rempli de fatigue et de peur enchaîne les mouvements difficilement, mais je continue. Je continue même à travers les quelques vertiges de la fin, et puis enfin je retourne m’allonger sur le tapis du salon.
Dans mes moments de découragement, je me dis que c’est une bonne vie, finalement, de me camoufler en tapis japonais.
Et puis, tôt ou tard, je finis par me relever.
Lecture de la semaine : Why I’m no longer talking to white people about race, un essai brillant, clair, documenté de Reni Eddo-Lodge sur le racisme systémique en Angleterre (avec en fin de livre des pistes pour poursuivre le combat antiraciste ♥).
J'adore toujours autant tes envolées lyrique lorsque que tu nous décris la nourriture, on peut presque goûter les plats <3
Un régal ! Merci Anna pour ce récit, des bisous à vous deux, vous me manquez.
Il m'est arrivé la même mésaventure de lunettes à Porto avec le même dénouement. Les opticiens sont des héros qui ne portent pas de cape..?